Lorsque le génie poétique de René NELLI enjambait les Monts d’Olmes.

René Nelli et jacques Charpentier dans les ruines du château de Montaillou (1971). © Jacques Charpentier.
Dernier tenant du nom d’une famille de lointaine origine florentine, René NELLI est né à Carcassonne en 1906. C’est de la même cité audoise qu’il quittera ce monde en 1982. Entre ces deux dates, les études l’auront quelque peu rapproché de Paris, pour une courte année, puis de Toulouse où, sur le tard, il sera chargé d’enseigner, une demi journée par semaine, à l’université de Lettres. Le reste du temps, il était professeur de philosophie dans un lycée de Carcassonne. Toute sa vie intellectuelle s’établira donc dans sa cité natale. Mais pourquoi, demanderez-vous, associer dans ce cas son nom à la belle et secrète terre d’Ariège, et plus exactement aux Monts d’Olmes ? Il faut, pour répondre à cela, considérer plusieurs aspects de son œuvre.
Il se trouve que NELLI fut un éminent chercheur en Littérature Occitane, et qu’il œuvra durant de longues années à la découverte de la voie d’amour pur qu’avaient établie et mise en rimes sublimes les justement illustres troubadours des XIIe et XIIIe siècles, une « voie d’amour pur » qu’ils n’avaient pour autant jamais eux mêmes théorisée ni commentée. Ne se limitant pas à domaine-là d’études et de réflexions, NELLI se fit donc érotologue, étudiant l’évolution de l’idée d’amour depuis les troubadours occitans jusque à ses amis et compagnons d’œuvre, les Surréalistes. Certes, il étudia également les arts et traditions populaires, communément nommées « folklore », et dirigea la savante revue du même nom pendant un demi-siècle.
René NELLI, avec Jean DUVERNOY, Michel ROQUEBERT et Anne BRENON, fut l’un des quatre fondateurs des études cathares, modernes et rigoureuses, permettant de débarrasser ce phénomène spirituel médiéval, alors mal connu, de tout un amoncellement de légendes et d’absurdités se voulant ésotériques. NELLI œuvra à la fondation du Centre d’Etudes Cathares dans l’Aude.
Médiéviste des Lettres occitanes et des courants spirituels dissidents, érotologue, ethnologue, archéologue même, à ses heures, philosophe, penseur et acteur de la renaissance littéraire occitane du XXe siècle, bien sûr, NELLI fut tout cela à la fois, et il le fut brillamment. Ses principales productions savantes sont L’érotique des Troubadours, suivi de Le roman de Flamenca, un art d’aimer occitanien au XIIIe siècle, pour ce qui est de l’histoire littéraire d’oc ; Ecritures cathares, ainsi que La philosophie du catharisme, comptent parmi les références historiographiques les plus importantes sur ce sujet, même si NELLI est surtout connu pour son petit traité La vie quotidienne des cathares du Languedoc au XIIIe siècle.

Montségur. Dessin original de Max Savy. Livre d'or du château de Bouisse. © Philippe Ramon.
Mais nous passerions complètement à côté de lui sans voir l’essentiel si nous ne nous rendions pas compte de ce qu’il fut par dessus tout : poète, et ce, dans deux langues à la fois, l’occitan et le français. NELLI, aux côtés de Max ROUQUETA, Marcèla DELPASTRE, Miquèu de CAMELAT, Bernat MANCIET, Sully A. PEIRE, marqua durablement l’histoire littéraire des pays d’Oc au XXe siècle. Or c’est en référence aux deux sites «évoqués plus haut, sites liés au drame cathare ariégeois que NELLI établit les plus formidables de ses œuvres poétiques. Ces deux œuvres, que nous évoquons ici, se dressent au cœur palpitant de ce grand courant d’excellence littéraire qui réorienta vers les hauteurs de la modernité universelle la langue encore vivante des troubadours médiévaux et des courageux félibres.
Or il se trouve que deux hauts lieux de la mémoire collective occitane rattachent l’œuvre poétique occitane de NELLI aux Monts d’Olmes.
Le premier, par son cœur et par son esprit, se dresse sur leur versant nord comme une sentinelle solitaire et désespérée, par dessus la vaste mer des collines du Lauragais : c’est le site tragiquement héroïque de Montségur, au dessus de Lavelanet. Ce lieu est bien connu encore aujourd’hui, en raison de la forteresse française que l’occupant fit bâtir sur les ruines, rasées par ses soins, de l’ancienne cité romane occitane qui avait servi de refuge aux derniers Bons Chrétiens du Languedoc. René NELLI fréquenta régulièrement le village actuel et les ruines de l’ancien village, signant là nombres de ses écrits, tant le lieu l’inspirait et y orientant ses plus puissants poèmes.

Le pog de Montségur.© Franc Bardou.
Le second site est certes plus discret, Montaillou, au dessus de Luzenac, qui abrita en ses murs la noble et adorable Beatrís de Planissòlas et son amant passionné, le curé Peire Clergue. Tous deux nous sont connus grâce aux documents de la terrifiante inquisition qui avait enquêté en ces lieux, afin, disait-elle, de « chasser l’hérésie jusqu’à la dernière pierre », condamnant les uns à la prison perpétuelle, les autres au bûcher, parmi tous ceux qu’elle jugeait « complice ou fauteur d’hérésie ». Veillent encore sur le village les ruines du château de la dame. Et il se trouve que cette dame est devenue le personnage principal d’une œuvre artistique commune au compositeur d’opéra Jacques CHARPENTIER et à notre poète, ce dernier s’imposant alors en librettiste aussi éclairé qu’inimitable.
L’Òda a Montsegur fut publiée en 1977, et fait partie des œuvres de la maturité de NELLI. Elle est très fortement pénétrée de foi et de philosophie cathare. Sa tonalité est grave, tout entière tournée vers la quête l’Être suprême, qui n’est que Tout-Possible en ce bas monde du mélange entre bien et mal, entre être et néant. Le Tout-Puissant, lui, n’y est autre que celui que Jésus appelle Lui-même le Prince de ce monde. Montségur est le haut lieu, tragique pour l’histoire, mais sacré et hors du temps, le lieu du retour vers l’Être d’avant la Chute. Il faut observer combien la force poétique des deux versions des passages cités plus bas dans cette chronique, est également intense. NELLI s’efforçait d’expérimenter une forme d’écriture qui, non contente d’exprimer sa quête de l’Être, proposait de la pratiquer, en s’élevant elle-même bien au dessus de la beauté formelle des poèmes cristallisés dans leur seule langue native. Seule la rupture issue du choix de l’occitan pu lui permettre de se hisser à la hauteur d’un tel exercice, sans doute unique dans le champ de Lettres de France… NELLI faisait un parallèle entre la cristallisation de l’écriture poétique dans la beauté formelle qu’elle pouvait prendre dans une langue donnée et la cristallisation qu’une âme exilée loin de l’Être suprême dans les formalités trompeuses et amnésiques de l’ego. Chercher la beauté du fond imaginaire plutôt que le charme formel de la belle écriture correspondait donc pour le poète « cathare d’aujourd’hui » à détourner l’âme des errements de l’ego afin de l’orienter vers sa source, l’Être, le Tout-possible.

Jacques Charpentier et René Nelli dans les ruines du château de Montaillou (1971). © Jacques Charpentier.
Quant à Beatrís de Planissòlas, c’est, indiquions-nous, un livret d’opéra occitan (du même nom, créé en 1971 à Aix-en-Provence) établi poétiquement pour le brillant compositeur Jacques CHARPENTIER (né en 1933). Voici donc venu, en 2011, le quarantième anniversaire de ce joyaux dramatique, aussi émouvant que spirituel. Dans le passage présenté plus bas, on assiste à l’ultime rencontre entre Beatrís, toujours aussi amoureuse et son amant, Peire, prêtre secrètement acquis au catharisme, sous les yeux impitoyables de l’évêque inquisiteur Jacmes Fornièr (futur pape Benoît XII). Outre le catharisme figuré par Peire, NELLI projette dans la dame Beatrís toute la philosophie de l’amour portée par les troubadours. L’évêque, figure d’ombre, renvoie quant à lui à tous les conformismes et à tous les exclusivismes aveugles. C’est pourquoi la portée de cette œuvre est absolument universelle. La femme « y civilise l’homme », selon le bon mot de NELLI lui-même.
© Franc BARDOU (janvier 2012)
Bibliographie très succincte de René (Renat) NELLI
Òbra poetica occitana, 1940-1980, (traduction française en regard) Toulouse, I.E.O., 1981.
L’érotique des Troubadours, Toulouse, Privat, 1963.
Le Roman de Flamenca — un art d’aimer occitanien du XIIIème siècle, Carcassonne, I.E.O. — C.I.D.O. — C.N.E.C.-René Nelli, 1966-1989.
Ecritures Cathares, Paris, du Rocher, 1995 (avec une préface d’Anne BRENON).
La philosophie du Catharisme — Le dualisme radical au XIIIe siècle, Paris, Payot, 1975.
La vie quotidienne des cathares du Languedoc au XIIIe siècle, Paris, Hachette, 1969.
Et pour en savoir plus :
BARDOU Franc, René NELLI, un élan poétique occitan – une œuvre entre héritage traditionnel et modernité, Puylaurens, I.E.O.-I.D.E.C.O., 2008, 560 p.
Lien vers la page de la 3e journée René Nelli consacrée à Beatris de Planissolas.
Bien, du contenu intelligent et gratuit, dans un monde virtuel où d’autres blogues proposent des « contenus » m’as-tu-vu, pernicieux, vulgaires et/ou payants. Souhaitons, en ce début d’année, que les Chroniques nelliennes tout comme les journées René Nelli deviennent les lieux réguliers d’une révérence naturelle et d’un hommage nécessaire à l’homme et à son oeuvre, même modestement, car la modestie habille ici le talent.